Débats organisés par L’Abominable pendant le festival Cinéma du réel 2013
Né en 1978, au temps où la vidéo en est à ses balbutiements documentaires, Cinéma du réel fête cette année ses 35 ans à l’heure où s’achève la transition vers la forme numérique de l’exploitation cinématographique.
En 2013, le festival a invité L’Abominable, laboratoire cinématographique partagé, à réfléchir sur les enjeux de ce passage : état des lieux et tentatives d’imaginer ce que peut être le cinéma argentique après le temps de l’industrie.
1ère partie. Réalités de la diffusion numérique.
Quelle est l’essence du basculement vers le numérique qui vient d’avoir d’avoir lieu dans les salles de cinéma ? Le DCP représentet- il une chance pour la diffusion du documentaire et plus généralement les cinématographies minoritaires ? Quel est l’avenir de la diffusion de l’histoire du cinéma dans les cinémathèques et ailleurs ?
Echanges d’expériences et mise en perspective historique de la numérisation.
Invités : Francesca Bozzano (Chargée de la coordination du service des collections, Cinémathèque de Toulouse), L’Acid – Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion.
2ème partie. Continuer à produire et diffuser sur support argentique.
Des lieux de diffusion, des producteurs, des laboratoires tenus par des cinéastes, parfois très jeunes… Il existe aujourd’hui une « constellation argentique » d’artistes qui font le choix de travailler en pellicule et de programmateurs ou d’exploitants qui décident de montrer les films sur ce support.
Etat des lieux de ces pratiques à contre courant de la vague numérique et tentatives d’imaginer leur avenir.
Invités : Olivier Dutel (Gran Lux, St-Etienne), Jean-François Neplaz (Film Flamme, Marseille), Nadia Turincev (productrice, Rouge International)
35 ans / 35mm : l’argentique à l’heure du numérique ?
Texte de Nicolas Rey pour L’Abominable, 2013
Comme cela ne plaisait pas beaucoup au roi que son fils abandonne les sentiers battus et s’en aille par les chemins de traverse se faire par lui-même un jugement sur le monde, il lui offrit une voiture et un cheval. « Maintenant, tu n’as plus besoin d’aller à pied », telles furent ses paroles. « Maintenant, je t’interdis d’aller à pied », tel était leur sens. « Maintenant, tu ne peux plus aller à pied », tel fut leur effet.
« Rien ne discrédite plus promptement un homme que de critiquer les machines. » Dès les premières pages de l’analyse de la toute puissance de la technique qu’est L’Obsolescence de l’homme (1956), Günther Anders prend les devants : mettre en question ce qui s’apparente au progrès technique prend immédiatement le risque de la disqualification, si ce n’est de l’accusation de réaction*.
La France est aux avant-postes du remplacement des projecteurs 35 mm par du matériel de projection numérique. En deux ans, grâce à des subventions massives de l’État**, 95% des écrans des salles de cinéma ont vu arriver face à eux un projecteur numérique. Or si les projecteurs de cinéma avaient l’élégance d’être fins et élancés, ménageant autant que possible de la place pour leurs collègues, les projecteurs numériques, fort gras, ont poussé tout le monde vers la sortie, c’est-à-dire la benne à ordures. (Les projecteurs numériques étant silencieux, on aurait pu songer à les installer en dehors des cabines de projection, mais : « La destruction est un élément inhérent à la production », Günther Anders, encore.)
Si l’on excepte les annonces triomphales de ceux qui ont mis en œuvre ce programme, couplé à l’éloge d’une grande part de la critique cinématographique, ce basculement s’est fait dans un relatif silence : à quoi bon discuter ce qui est à chaque fois présenté comme inéluctable ?
Il y a certes eu des échos de l’installation à marche forcée de tout le réseau de salles : réglages faits à la va-vite et plus fondamentalement, perte de contrôle à peu près totale des opérateurs-projectionnistes, interdits d’intervenir sur le matériel mis en place (quand ils n’ont pas été remerciés ou bien affectés à d’autres tâches) et dépendance envers une poignée de fabricants de matériel et d’installateurs agréés.
Mais les implications du basculement n’ont pas été pensées. Ou plutôt, on a ainsi formidablement facilité le flux du cinéma le plus commercial, en négligeant toutes les marges.
Certains ont cependant pu espérer que le numérique allait faciliter l’accès des salles aux œuvres des cinéastes « indépendants » : cela reste à prouver, d’autant que ces nouveaux outils offrent spontanément des facilités de contrôle accrues pour les distributeurs qui, enjeu supplémentaire, co-financent également le matériel de projection.
Les programmateurs indépendants qui eux utilisent occasionnellement les salles du cinéma commercial (festivals, associations, etc.), voient leurs contraintes techniques empirer : impossibilité de programmer des films en 35 mm et réglages catastrophiques des projecteurs numériques pour les formats autres que le DCP, ce qui les oblige souvent à apporter leur propre vidéo-projecteur pour obtenir une qualité de projection correcte !
Pendant ce temps, l’accès aux copies devient problématique : les archives du monde entier, publiques ou privées, sont désormais réticentes à faire circuler les copies films. Ainsi, l’histoire du cinéma est mise sous cloche. Certes dans les pays riches, les ayants-droits les mieux lotis produisent des numérisations au standard du cinéma numérique, parfois avec le soutien de l’Etat, mais en dehors de cet écrémage, c’est « dévédé pour tous » et une fantastique régression des conditions de projection.
La plupart des Cinémathèques, se détournant du rôle historique qu’elles ont eu en extrayant les films du flux commercial pour leur porter une attention digne d’une forme d’art, abandonnent sans rechigner l’idée qu’il faudrait montrer les films sur le support historique du cinéma. Bien peu d’entre elles pensent qu’un « musée du cinéma » digne de ce nom, se doit de montrer les œuvres telles qu’elles ont été produites et diffusées au moment de leur création — pas des fac-similés au goût du jour.
Et bien entendu, personne ne parle de maintenir ouverte la possibilité, pour les cinéastes qui le souhaitent, de pouvoir continuer à créer sur les supports argentiques du cinéma. Ce serait là forcément une démarche nostalgique — bien que chacun convienne que la parenthèse historique qui se referme, où était disponible une multiplicité de supports, autorisait toutes sortes d’expérimentations. Sans parler des industries techniques qui se retrouvent laminées par cet état de fait : rien de nouveau sous le soleil du capitalisme, n’est-ce pas ?
Mais cessons là le lamento. Il n’y a pas lieu par exemple d’être nostalgique du fonctionnement ultra-hiérarchisé et élitiste des productions professionnelles en 35 mm ; ni de mythifier certaines techniques par rapport à d’autres. Il nous faut voir les pratiques que les techniques disponibles, ici et maintenant, induisent ou rendent possible, le rapport aux machines qu’elles entraînent, la logique et l’économie dans lesquelles elles s’inscrivent.
Maintenant que l’autoroute du cinéma numérique a été bâtie, il nous faut inventer de nouveaux chemins de traverse.
* Voir à ce propos le texte des « 451 » à propos de la numérisation en cours dans le secteur du livre et les réactions qu’il a suscité : http://les451.noblogs.org/
** 47 000 euros par écran en moyenne rien que pour le soutien du CNC, auquel s’ajoute celui des collectivités locales, parfois très important.